Discussion autour de l'éthique de Kant

Le texte ci-dessous présente des questions que je me suis posées à propos de l'éthique de Kant. Son but étant d'initier une discussion, en particulier avec ceux qui connaissent la théorie kantienne mieux que moi, il est écrit entièrement à charge. Il serait intéressant de mettre en regard des contre-arguments ou des réponses. Maxime Chédin envisageait de le faire, mais si quelqu'un d'autre souhaite proposer des réponses, je pourrai également les mettre ici.

Si elle intéresse suffisamment de personnes, une discussion sur ces questions sera menée lors du séminaire des allocataires de Paris IV, le 3 juin, à 17h30.

 

Deux questions et trois problèmes pour l'éthique de Kant

J. Dutant mai 2004. La première partie résume l'essentiel. La seconde est à consulter pour approfondir les questions. Télécharger le texte en format imprimable [ rtf, 78 Ko ].

Sommaire

  1. Deux questions et trois problèmes
    1. L'éthique de Kant est-elle consistante ?
    2. L'éthique de Kant est-elle complète ?
    3. Le problème des descriptions multiples de l'action
    4. Le problème du formalisme
    5. Le problème de la belle âme
  2. Une question annexe, un problème technique, et le développement des problèmes précédents
    1. Question annexe : l'éthique de Kant est-elle décidable ?
    2. Problème technique : comment universaliser une maxime ?
    3. Discussion : le problème des descriptions multiples
    4. Discussion : le problème du formalisme
    5. Discussion : le problème de la belle âme

 

I Deux questions et trois problèmes

1 L’éthique de Kant est-elle consistante ?

En logique, on dit qu’une théorie est consistante si on ne peut pas en déduire une contradiction. On peut transposer cette notion à l’éthique : une éthique est consistante s’il n’y a aucune action qu’elle prescrit et interdit à la fois.

Par exemple, une éthique qui se réduirait au commandement « tu ne tueras point » serait inconsistante. J’ai une seule dose d’antidote, pour deux empoisonnés : si je soigne A, je tue B, donc c’est interdit. Mais si je ne le fais pas, je tue A, donc c’est prescrit.

L’éthique de Kant, précisément parce qu’elle associée à des normes telles que « tu ne tueras point », me semble être inconsistante.  Les problèmes des descriptions multiples et du formalisme donnent des raisons plus générales de le croire.

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2 L’éthique de Kant est-elle complète ?

En logique, on dit qu’une théorie est complète si toute proposition qui peut être formulée dans cette théorie peut être démontrée vraie ou fausse par la théorie. On peut appliquer cette notion à l’éthique : un éthique est complète s’il n’y a aucune action dont elle ne puisse dire si elle est prescrite, interdite ou neutre. S’il y a une action à propos de laquelle l’éthique ne dit rien, alors l’éthique est incomplète.

Il me semble que l’éthique de Kant est incomplète. Par exemple, j’ai une somme d’argent dont je voudrais faire don. Je peux la donner à ma grand-mère malade, à un ami dans la difficulté, à un mendiant. L’éthique de Kant me dit-elle ce que je dois choisir ? dit-elle que le choix est neutre ? Je n’en ai pas l’impression, et je ne pense pas non plus qu’en détaillant plus la situation, la réponse soit plus claire.

Outre cette « impression », les problèmes des descriptions multiples et du formalisme donnent des raisons plus générales de penser que l’éthique de Kant est incomplète.

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3 Le problème des descriptions multiples de l’action

On peut résumer ce problème ainsi : une éthique des maximes, par opposition à une éthique des actions, est vouée à être inconsistante ou incomplète.

  • Exemple d’inconsistance.Un ami fuit un meurtrier, et se cache chez moi. Le meurtrier me demande où il est. Je lui dis qu’il est parti. Mon action peut être décrite de plusieurs façons : j’ai menti, j’ai menti à un tueur, j’ai sauvé mon ami, j’ai sauvé un innocent, etc. Or, selon la description adoptée, elle va être ou bien prescrite par l’éthique de Kant (« Dois-je empêcher un meurtre ? – oui. ») ou bien interdite par cette éthique (« Dois-je mentir ? – non. »).

  • Exemple d’incomplétude. La femme de Heintz est gravement malade. Heintz est très pauvre, il n’a pas les moyens d’acheter les médicaments qui la sauveraient. Il a demandé au pharmacien de les lui donner à un prix qu’il pourrait payer, mais le pharmacien refuse. Heintz vole les médicaments. L’éthique de Kant le condamne-t-elle ? Cela dépend de la description de cette action : « Heintz a volé ce qu’il voulait obtenir », ou « Heintz a volé ce qu’il ne pouvait obtenir autrement », ou « Heintz a volé dont il avait un besoin vital et ne pouvait obtenir autrement », « Heintz a sauvé la vie d’une innocente sans mettre en danger celle de quelqu’un d’autre » etc. Peut-on vouloir universellement que les agents volent ce qu’ils veulent ? Non, prétend Kant. Mais peut-on vouloir universellement que les agents volent ce dont ils ont un besoin vital, quand il n’ont pas d’autre choix ? Peut-être. Peut-on vouloir universellement qu’on sauve la vie des innocents lorsque cela ne met pas en danger celle de quelqu’un d’autre ? Sûrement.

Il y a là un problème général : l’éthique de Kant est une éthique dont les normes ne s’appliquent pas aux actions elles-mêmes, mais aux actions sous une description – ce que je résume en disant que l’éthique de Kant est une éthique des maximes et non une éthique des actions. Comme une action donnée a toujours plusieurs descriptions, on peut s’attendre à ce qu’une éthique des maximes attribue des valeurs contradictoires à une même action. L’éthique est alors contradictoire ; à moins qu’elle suspende son jugement, mais alors elle est incomplète.

Le cas de l’utilitarisme de l’acte fournit un contraste intéressant. L’utilitarisme de l’acte dit : dans une situation donnée, entreprend l’action qui apporte le plus de bonheur. Cette mesure est indépendante de la façon dont l’action est décrite. L’action de Heintz apporte une certaine quantité de bonheur et de malheur. Cette quantité est la même, qu’on décrive l’action comme « voler » ou « sauver sa femme », parce que, précisément, dans la situation en question, sauver sa femme consiste voler le médicament, et inversement. Il en est ainsi parce que l’utilitarisme donne l’action à faire, non la maxime à appliquer.

(Je viens de présenter l’argument sous une forme très ramassée. Voir le développement pour des éclaircissements.)

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4 Le problème du formalisme

Si je le comprends bien, le problème du formalisme est un argument pour dire que l’éthique de Kant est incomplète. Sa formule générale serait la suivante : « Selon l’éthique de Kant, les maximes bonnes sont celles qui ont une forme universelle. Or la forme est compatible avec tout contenu. Donc, l’éthique de Kant déclare toute maxime bonne, ou ne dit pas lesquelles sont les bonnes. »

Je ne suis pas sûr de comprendre les termes métaphoriques de forme et de contenu. J’en vois quatre interprétations possibles, mais il peut y en avoir d’autres. Elles permettent d’examiner plusieurs sens en lesquels l’éthique de Kant pourrait être qualifiée de formelle, et les différentes versions du problème du formalisme qui s’y rattachent.

Je résume ces interprétations ci-dessous. Voir développement pour les détails.

  1. Axiomatique minimale. L’éthique est une théorie axiomatisée, i.e. tout est déduit d’un axiome unique, qui porte sur la forme des maximes. Problème : on ne peut pas gagner de l’information en déduisant, il est improbable qu’on puisse déduire quoi que ce soit de cet axiome.

  2. Forme logique non-contradictoire. L’éthique de Kant est logiquement formelle. Elle dit que les maximes acceptables sont celles qui ne sont pas formellement auto-contradictoires. Problème : « Tout le monde ment » et « Je mens et tous les autres disent la vérité » ne sont pas auto-contradictoires.

  3. Forme logique universelle. L’éthique de Kant est logiquement formelle. Elle dit que les maximes acceptables sont celles qui sont formellement universelles. Problème : « Tout le monde ment » est formellement universel. (Même problème pour la combinaison 2+3).

  4. Forme pratique non-contradictoire. Kant semble s’appuyer sur une notion de contradiction pratique, distincte de la contradiction logique. Il serait pratiquement contradictoire de vouloir se suicider, par exemple. Je ne sais pas s’il y a une version du problème du formalisme pour cette proposition, mais il y a d’autre problèmes : 1) caractériser la notion, 2) tout changement de volonté semble « pratiquement contradictoire », ce qui interdit que les agents se réforment moralement. Voir développement.

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5 Le problème de la belle âme

Contrairement aux problèmes antérieurs, le problème de la belle âme est un problème externe pour l’éthique de Kant. Il ne s’agit pas de dire que l’éthique de Kant n’est pas satisfaisante en tant que théorie éthique (inconsistante, incomplète). Il s’agit de dire que :

  1. nous avons certaines intuitions éthiques, à savoir qu’un acte dont les conséquences sont moralement inacceptables et sont connues n’est pas moralement bon. (ou des intuitions plus ponctuelles, sur des exemples particuliers.)

  2. l’éthique de Kant est incompatible avec ces intuitions.

  3. nous avons donc des raisons prima facie de rejeter l’éthique de Kant.

Cela dit, il me semble qu’on peut poser un problème interne à l’éthique de Kant, sur la base du problème de la belle âme. Kant prétend que son éthique dit ce qu’il faut faire, indépendamment de ce que nous pouvons savoir des conséquences de l’action. Mais peut-on vouloir universellement que les agents prennent en compte les conséquences de leur action ? Si oui, alors l’éthique de Kant n’est pas si « déontologique » qu’il le prétend. Il est même utilitariste sans le savoir.

(NB : sur différents sens possibles de « déontologique », voir la discussion plus bas.)

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II Une question annexe, un problème technique, et le développement des problèmes précédents.

1 Question annexe : l’éthique de Kant est-elle décidable ?

Disons qu’une éthique est décidable si tout agent (ou tout agent « normal ») peut déterminer, pour toute action possible, si celle-ci est interdite ou prescrite par cette éthique.

Cette notion est inspirée de la logique, ou l’on dit qu’une théorie est décidable s’il existe une méthode effective pour démontrer la vérité ou la fausseté de toutes les propositions qui peuvent être formulées dans cette théories. Je ne m’étends pas sur cette notion, que je maîtrise mal.1 J’espère que la version éthique est assez claire.

Une éthique peut être à la fois complète et non décidable. Prenez l’exemple de l’utilitariste de l’acte : l’action à accomplir est celle qui procurera le plus de bonheur dans l’avenir. (Ou qui maximise l’espérance de bonheur). Il y aura donc, dans une situation donnée, une action ou un groupe d’actions meilleures que les autres. Mais les agents peuvent l’ignorer : l’avenir étant ouvert, et les connaissances des agents sur la situation étant lacunaires, ils peuvent se méprendre.

Kant semble prétendre 1) que son éthique est décidable, 2) que toute éthique doit être décidable. A propos de 1), si je me souviens bien, il fait remarquer qu’un enfant de 7 ans peut résoudre tout dilemme moral. A propos de 2), il dit (encore une fois, si mes souvenirs sont bons), qu’on ne peut reprocher à quelqu’un de ne pas avoir fait ce dont il ne pouvait pas savoir qu’il fallait le faire.

Les deux points sont intéressants à discuter. 1) En supposant qu’elle est complète, l’éthique de Kant est-elle décidable ? 2) L’argument pour (2) n’est pas suffisant : même si on ne peut pas reprocher à qqn de ne pas avoir fait ce dont il ne savait pas qu’il fallait le faire, il ne suit pas que qqn doit toujours savoir ce qu’il faut faire. Il suit que qqn doit toujours savoir ce qu’il pense être le mieux, mais cela est trivial.

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2 Problème technique : comment universaliser une maxime ?

Ce problème me semble techniquement épineux. C’est pourquoi je l’ai réservé pour le développement. Néanmoins, il me semble tout aussi fondamental que celui des descriptions multiples, auquel il n’est pas impossible qu’il soit lié.

Kant semble dire que son principe d’universalité s’applique de la façon suivante. 1) Un agent a une maxime. 2) On universalise cette maxime/la volonté de cet agent. 3) On constate (ou non) une impossibilité.

Le problème du formalisme soulève des doutes quant à (3). Ici, j’en soulèverai quant à (2). Je vois deux façons fondamentalement distinctes d’ « universaliser » la maxime : universaliser le contenu, ou universaliser la volonté. Pour chacune, on peut envisager plusieurs façons de faire. Kant ne dit pas laquelle est la bonne. Pourtant, ces différentes façons semblent devoir donner des résultats différents pour l’éthique.

Universaliser la maxime en universalisant le contenu

Supposons que je veuille mentir à Pierre. On peut décrire ma volonté ainsi : « Julien veut que Julien mente à Pierre ». Le contenu de la volonté est : « Julien ment à Pierre » : c’est la situation dont je veux qu’elle soit réalisée.

L’idée de l’universalisation du contenu est de transformer le contenu en une proposition logiquement universelle. Le problème est qu’il y a deux candidats :

« Tout le monde ment à tout le monde », mais aussi :

« Tout le monde ment à Pierre ».

Dans le second cas, on voit mal comment démontrer que cette maxime universelle est « auto-contradictoire ».

Les choses se compliquent quand le contenu comprend des descriptions. Supposons que je veuille que exécuter tous les meurtriers. Le contenu de ma volonté est « Julien exécute tous les meurtriers ». Est-ce que cette proposition est universelle ? (Du point de vue logique, oui). Si non, quelle est la bonne « universalisation » ?

« Tout le monde exécute tous les meurtriers », ou

« Tout le monde exécute tout le monde » ?

Si on opte pour la première solution, on voit très vite comment les descriptions multiples permettent ici de rendre « universelle » n’importe quelle volonté. Au lieu de dire vouloir mentir à Pierre, il suffit que je veuille mentir à toute personne née le 13.06.1979 qui a fait ses études à XX et… pour que ma volonté, qui vise en fait Pierre, soit universelle. (De même on peut formuler en termes généraux une loi qui vise en fait des individus en particuliers, ou une catégorie en particulier, comme avec la « loi sur le voile ».)

Si on opte pour la seconde solution, l’éthique résultante est très grossière : elle ignore toutes les propriétés des individus concernés. Elle ne peut pas dire, par exemple, « je peux avoir des relations sexuelles avec tout adulte consentant. »

Universaliser la maxime en universalisant la volonté.

Une autre idée de l’universalisation de la maxime est la suivante : universaliser la maxime consiste à envisager que ce que je veux soit voulu par tous. C’est ce que j’appellerai l’universalisation de la volonté.

Là aussi, le problème est que les candidats sont multiples. Imaginons que je veuille agir de façon à causer ma mort (suicide ou acte téméraire). Ma volonté est : « Julien veut que Julien agisse de façon à causer la mort de Julien ». Comment doit-on universaliser cette volonté ? En imaginant que tout le monde veuille la même chose que moi. Mais qu’est-ce qui compte comme la même chose ici ? Comparer :

« Chacun veut que Julien agisse de façon à causer la mort de Julien »

« Chacun veut que chacun agisse de façon à causer la mort de Julien »

« Chacun veut que chacun agisse de façon à causer la mort de lui-même »

De même, si je veux mentir à Pierre, quelle est la bonne universalisation de cette volonté :

« Chacun veut que Julien mente à Pierre »

« Chacun veut que chacun mente à Pierre »

« Chacun veut que chacun mente à quelqu’un »

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3 Discussion : le problème des descriptions multiples

Une action a toujours plusieurs descriptions. Par exemple, « Brutus a enfoncé un poignard dans le corps de César », « Brutus a tué César », « Brutus a déçu César », « Brutus a trahi César », peuvent être différentes descriptions d’une seule et même action.

  • (Trois remarques. 1) Par « action », j’entends ici quelque chose de singulier et de situé dans l’espace temps. Bien sûr, tuer quelqu’un et enfoncer un poignard dans le corps de quelqu’un ne sont « la même » action, au sens où ce ne sont pas les mêmes types d’action. Dans certaines situations, enfoncer le poignard dans le corps de quelqu’un n’est pas tuer. Mais l’idée est que dans la situation particulière de Brutus et César, il s’agit de la même action. 2) L’argument principal pour dire qu’il s’agit de la même action est le suivant : lorsqu’il a enfoncé le poignard, Brutus n’avait pas besoin de faire quelque chose en plus pour tuer César, le décevoir ou le trahir. 3) Il me semble que Davidson a été le premier a mettre clairement ce fait en avant.)

Une éthique des maximes s’applique aux descriptions d’actions. C’est quasiment une définition : j’appelle éthique des maximes, une éthique dont les normes consiste à prescrire ou interdire toutes les actions qui satisfont certaines descriptions (i.e., dont certaines descriptions sont vraies). Par exemple, le commandement « ne tue point » interdit toute action dont une description est « tuer quelqu’un ». (Plus généralement, les dix commandements me semblent être un bon exemple d’éthique des maximes.)

Il y aura toujours des conflits de maximes, voire des conflits d’une maxime avec elle-même. Toute action a plusieurs descriptions. Or, les maximes s’appliquent aux descriptions. Donc, en général, plusieurs maximes seront applicables a une même action. Mais il y aura toujours des cas dans lesquels ces maximes se contrediront.

On peut relire l’exemple de Benjamin Constant dans cette perspective. Un ami se cache chez moi, un tueur me demande où il est. Dire qu’il est là, c’est dire la vérité, et c’est prescrit. Mais dire qu’il est là, c’est aussi causer sa mort, et c’est interdit.

  • Remarque. Même une maxime unique peut se contredire elle-même. Prenez le cas du commandement « Tu ne tueras point ». Un dictateur sadique me met dans la situation suivante. Il met une pomme dans mes mains, et dit : « Je compte jusqu’à trois. Si à trois tu as lâché la pomme, ton père sera tué. Si tu ne l’as pas lâchée, ta mère sera tuée. » Si je lâche la pomme, je ne tue pas mon père, ce qui est prescrit. Mais je tue ma mère, ce qui est interdit.

Une éthique des maximes est ou bien contradictoire ou bien incomplète. On peut donc s’attendre à de nombreux cas de conflits de maximes. Dans ces cas, ou bien les maximes sont toutes les deux appliquées, et l’éthique est contradictoire (une même action est prescrite et interdite en même temps), ou bien le conflit invalide les maximes, et l’éthique est incomplète (une même action n’est ni prescrite, ni interdite, ni neutre).

L’éthique de Kant est une éthique des maximes, elle est donc complète ou contradictoire. Le point plus discutable est peut-être de savoir si l’éthique de Kant est une éthique des maximes au sens défini plus haut. Prima facie, on peut se contenter de ceci : il semble que l’éthique de Kant appuie des normes comme « il ne faut pas tuer », « il ne faut pas mentir », etc., et ces normes sont des maximes au sens qui vient d’être défini. Or ces normes soulèvent précisément le genre de difficulté liée au descriptions multiples de l’action.

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4 Discussion : le problème du formalisme

Voici le développement des différentes interprétation possibles du caractère formel de l’éthique de Kant.

a) Version de l’axiomatique minimale.

Hypothèse : l’éthique de Kant est une théorie axiomatisée. Elle n’a qu’un axiome (« fais ce que tu peux vouloir universellement »), duquel les maximes appliquées sont déduites. [Dans cette interprétation, elle est formelle parce que cet axiome est à propos de la forme des maximes.]

Problème du formalisme : dans la déduction, on ne gagne jamais de l’information. Or Kant prétend qu’on peut déduire de cet axiome un très grand nombre de maximes appliquées. Ou bien la déduction est fautive, ou bien il ajoute implicitement des axiomes supplémentaires. Comment, par exemple, remplir les trous dans la déduction suivante :

  1. Fais ce que tu peux vouloir universellement.

  2. ...?

  3. Tu ne peux vouloir universellement que tout le monde mente. [Tu veux universellement que qu’il y ait quelqu’un qui dise la vérité]

  4. ...?

  5. Tu ne peux vouloir universellement que tout le monde mente. [Tu veux universellement que qu’il y ait quelqu’un qui dise la vérité]

  6. Ne mens pas (par 1 et 5).

b) Version de la forme logique non-contradictoire.

Hypothèse : l’éthique de Kant est logiquement formelle. Elle dit que les maximes acceptables sont celles qui ne sont pas formellement auto-contradictoires. Exemple : « Tout le monde dit la vérité et je ne mens pas » est un contenu de volonté contradictoire. (Il n’y a pas de situation possible qui pourrait satisfaire cette volonté.)

(Ce principe est naturel. De la même façon que les hommes ont des croyances contradictoires, mais s’efforcent de les rendre cohérentes, ils ont des volontés contradictoires, mais essaient de les rendre cohérentes quand ils s’en rendent compte.)

Problème du formalisme : il serait faux de penser qu’une telle éthique est compatible avec tout contenu : elle en écarte certains. Mais elle est compatible avec de très nombreux contenus, qui ne sont pas compatibles entre eux : « tout le monde ment », « tout le monde dit la vérité », « je mens et tous les autres disent la vérité ».

c) Version de la forme logique universelle.

Hypothèse : l’éthique de Kant est logiquement formelle. Elle dit que les maximes acceptables sont celles qui ont la forme logique d’une proposition universelle. « Tout le monde doit dire la vérité », et non « Certains doivent dire la vérité ».

Problème du formalisme : cette éthique écarte certains contenus. Mais elle est compatible avec de très nombreux contenus, qui ne sont pas compatibles entre eux : « tout le monde ment », « tout le monde dit la vérité », « tout le monde ment et dit la vérité ».

(En combinant b) et c) on peut écarter les contenus comme « tout le monde ment et dit la vérité » et « je mens et tous les autres disent la vérité », mais pas « tout le monde ment ».)

Note : l’idée de forme logique universelle d’une maxime n’est pas sans difficultés. Voir le développement.

d) Version de la forme pratique non-contradictoire.

Kant suggère que des maximes telles que « tout le monde peut tuer », « tout le monde se suicide » (ou « je me suicide », d’ailleurs), ou « tout le monde ment » sont, en un certain sens, auto-contradictoires. L’idée est très intéressante, mais difficile à formuler. La seule formulation à laquelle je puisse penser est la suivante :

Une volonté est pratiquement contradictoire ssi si elle était satisfaite, l’agent n’aurait plus cette volonté. C’est pourquoi elle ne peut pas être satisfaite : je veux A, mais si j’avais A, je ne voudrais plus A, et ne serait donc pas satisfait. Cela s’accorde avec les cas de Kant :

  • Cas du suicide : si je me suicide, je n’ai plus de volonté du tout, donc en particulier je n’ai plus la volonté de me suicider.

  • Cas du mensonge : si tout le monde mentait, le mensonge ne serait pas efficace, or comme je veux mentir parce que cela est efficace, je ne voudrais pas mentir. La volonté que tout le monde mente est donc pratiquement contradictoire.

Toutefois, cette suggestion rencontre le problème de la réforme morale suivant :

Je veux m’améliorer moralement. (Ex : je veux cultiver mes talents, je veux agir moins souvent par intérêt, etc.) Si j’étais moralement meilleur, je ne voudrais plus m’améliorer moralement. Donc, il est pratiquement contradictoire de vouloir s’améliorer moralement.

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5 Discussion : le problème de la belle âme

Je ne discuterai ici que les notions de éthique déontologique vs conséquentialiste. (Et il est probable que cette discussion soit entièrement dûe à des confusions de ma part.)

On peut opposer grossièrement :

Les éthiques conséquentialistes, qui « prennent en compte » les conséquences de l’action, et les éthiques déontologiques, qui « ne prennent pas en compte » ces conséquences. Formulées ainsi, elles semblent s’opposer l’une à l’autre. Mais il me semble qu’on doive distinguer plusieurs versions de chacune :

Conséquentialisme fort : le fait qu’une action est bonne ou non dépend uniquement de ces conséquences.

Conséquentialisme faible : le fait qu’une action est bonne dépend des conséquences prévues (celles que l’agent pensait qu’elle aurait).

Remarque 1. On peut imaginer des versions intermédiaires : « des conséquences que le sujet aurait pu penser qu’elle aurait, s’il avait examiné attentivement les données qu’il possédait », etc.

Remarque 2. Dans la première version, il est possible qu’un agent qui fait de son mieux commette des mauvaises actions, dans la seconde ce n’est pas possible. Alternativement, on peut combiner les deux positions en distinguant la valeur de l’action et la valeur du sujet : la première dépendant des conséquences effectives, la premières des conséquences prévues.

De même, il me semble qu’on doit distinguer :

Déontologisme fort : le fait qu’une action soit bonne dépend uniquement de l’action qu’elle est (de la description de l’action), et non de ses conséquences.

Déontologisme faible : le fait qu’une action soit bonne dépend uniquement de la volonté qui l’a causée, et non de ses conséquences. Mais la volonté qui cause une action peut viser certaines conséquences.

Je me contente de faire deux remarques, sur la base de ces définitions.

D’une part, il est clair que le déontologisme faible est compatible avec le conséquentialisme faible. Une éthique selon laquelle une action est bonne si elle est accomplie en vue du plus grand bonheur, est à la fois un déontologisme faible et un conséquentialisme faible.

D’autre part, il me semble que le reproche que Kant fait au conséquentialisme ne s’applique qu’au conséquentialisme fort, à savoir que dans l’éthique conséquentialiste, un agent peut être coupable de ne pas avoir agi d’une façon dont il ne pouvait pas savoir qu’elle était la meilleure (parce que la totalité des conséquences n’est pas prévisible). Or cela n’est pas le cas du conséquentialisme faible (cf remarque 2 ci-dessus).

Remarque 3. Toutefois, le reproche que certains conséquentialistes font [probablement] à Kant, à savoir son angélisme, i.e. si quelqu’un fait ce qu’il croit être moralement bon, alors son action est moralement bonne, s’applique aux deux déontologismes, mais également au conséquentialisme faible.

Remarque 4. Le problème de la belle âme (qui est distinct du problème de l’angélisme) ne s’applique qu’au déontologisme fort.

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Notes

1 Une méthode est effective si elle permet d’arriver à cette proposition par un nombre fini d’étapes. L’idée est que si la théorie est complète, elle détermine la vérité/fausseté de toutes les propositions, alors que si elle est décidable nous pouvons déterminer pour toute proposition si elle est vraie/fausse selon cette théorie. Si la théorie détermine qu’une proposition est vraie, mais que cela requiert une infinité d’étapes, nous ne pouvons pas le déterminer à l’aide de cette théorie seulement. En bref, la décidabilité est une propriété plus forte que la complétude.