Carl G. Hempel Eléments d'épistémologie (1966) Colin, pp.77-83

L'explication déductive-nomologique | télécharger

cours n°6, 10

Considérez une fois encore la découverte que fit Périer au cours de son expérience du Puy-de-Dôme : la hauteur de la colonne de mercure dans un baromètre de Torricelli diminue quand l'altitude augmente. Les idées de Torricelli et de Pascal sur la pression atmosphérique fournissaient une explication de ce phénomène ; d'une façon un peu pédante, on peut la décomposer de la façon suivante :

  • a) En tout lieu, la pression que la colonne de mercure qui se trouve dans la branche fermée de l'appareil de Torricelli exerce sur le mercure qui est au-dessous est égale à la pression exercée sur la surface du mercure contenu dans le récipient ouvert par la colonne d'air au-dessus de lui.
  • b) Les pressions exercées par les colonnes de mercure et d'air sont proportionnelles à leurs poids ; plus courtes sont les colonnes, plus faible leur poids.
  • c) Au fur et à mesure que Périer faisait monter l'appareil vers le sommet, la colonne d'air située au-dessus du récipient ouvert devenait plus courte.
  • d) (Par conséquent), la colonne de mercure dans le récipient fermé a diminué régulièrement au cours de la montée.
  • Ainsi formulée, l'explication est un raisonnement qui a le double effet suivant : le phénomène à expliquer, tel que le décrit la proposition (d), est exactement ce qui est prévu, compte tenu des faits explicatifs cités en (a), (b) et (c) ; et, bien entendu, (d) découle déductivement de ces énoncés explicatifs. Ces derniers sont de deux ordres : (a) et (b) ont le caractère de lois générales exprimant des connexions empiriques régulières alors que (c) décrit certains faits particuliers. Ainsi, le raccourcissement de la colonne de mercure est expliqué ici en montrant qu'il se produit conformément à certaines lois de la nature dans certaines conditions particulières. L'explication insère le phénomène à expliquer dans un type de régularités et montre que l'on pouvait prévoir qu'il se produirait, des lois déterminées et les conditions particulières de leur application étant réunies.

    Le phénomène dont une explication devra rendre compte sera par conséquent nommé le phénomène explanandum ; et la proposition qui le décrit la proposition explanandum. Quand le contexte exclut tout équivoque, l'un ou l'autre sera appelé l'explanandum. Les propositions qui spécifient l'information explicative - (a), (b), (c) dans notre exemple - seront appelées les propositions explanans ; prises ensemble, on dira qu'elles forment l'explanans.

    (...)

    Les explications déductives-nomologiques satisfont à l'exigence de pertinence explicative, entendue au sens le plus fort possible : l'information explicative qu'elles fournissent implique déductivement la proposition explanandum ; elle nous explique donc, par des raisons décisives du point de vue logique, pourquoi il nous faut attendre l'apparition du phénomène explanandum. (Nous allons bientôt rencontrer d'autres explications scientifiques, qui ne remplissent cette exigence qu'en un sens inductif, plus faible.) Elles satisfont également à l'exigence de testatibilité, puisque l'explanans implique entre autres choses que, des conditions bien déterminées étant remplies, le phénomène explanandum se produise.

    Certaines explications scientifiques se conforment de très près au modèle (D-N). Il en est ainsi, en particulier, quand certains caractères quantitatifs d'un phénomène sont expliqués par dérivation mathématique à partir de lois générales de couverture, comme c'est le cas pour la réflexion dans les miroirs sphériques et paraboliques. Ou bien, prenez la célèbre explication proposée par Le Verrier (et, indépendamment, par Adams) des irrégularités bizarres du mouvement de la planète Uranus, dont la théorie newtonienne classique ne pouvait rendre compte par l'attraction des autres planètes alors connues. Le Verrier émit l'hypothèse que ces irrégularités étaient dues à l'attraction d'une planète extérieure non encore découverte ; il calcula la position, la masse et les autres caractères que la planète devrait avoir, pour qu'on puisse rendre compte, de façon chiffrée et exacte, des irrégularités observées. Son explication fut confirmée d'une manière éclatante par la découverte, à l'emplacement prévu, d'une nouvelle planète, Neptune, qui présentait les caractéristiques quantitatives que Le Verrier lui avait attribuées. Là encore, l'explication avait le caractère d'un raisonnement déductif dont les prémisses incluent des lois générales - dans le cas particulier, les lois newtoniennes de la gravitation et du mouvement - aussi bien que des énoncés spécifiant certaines particularités quantitatives de la planète provoquant ces irrégularités.

    Il n'est pas rare, toutefois, que des explications déductives-nomologiques soient énoncées sous une forme elliptique : elles passent sous silence certaines suppositions qui sont présupposées par l'explication , mais que l'on tient pour acquises dans le contexte donné. De telles explications sont quelquefois exprimées sous la forme " E parce que C ", où E est l'événement à expliquer et C un événement ou un état de choses antécédent ou concomitant. Prenez, par exemple, cet énoncé : " la neige à demi fondue est restée liquide sur le trottoir malgré le gel parce qu'on l'avait saupoudrée de sel ". Cette explication ne fait explicitement référence à aucune loi, mais elle en présuppose tacitement au moins une : le point de congélation de l'eau est abaissé quand on y dissous du sel. Et, bien entendu, c'est justement cette loi qui confère au saupoudrage le rôle explicatif et même, plus précisément, causal que l'énoncé elliptique en " parce que " lui assigne. Cet énoncé, notons-le en passant, est aussi elliptique à d'autres égards : par exemple, il tient tacitement pour acquises et ne mentionne même pas certaines suppositions relatives aux conditions physiques qui régnaient alors, comme le fait que la température n'était pas très basse. Si des suppositions ayant valeur de lois, ou d'autres qui, ici, ont été omises, sont rajoutées à la proposition suivant laquelle du sel a été répandu sur la neige fondue, nous obtenons les prémisses d'une explication déductive nomologique du fait que la neige fondue est restée liquide.